Stratégies de résistance à la technocolonialité : Apprendre des fablabs d’Afrique

Par Thomas Hervé Mboa Nkoudou

Résumé

Un fablab (pour fabrication laboratory) est un atelier de prototypage rapide d’objets physiques où des machines-outils et des ordinateurs sont mis à la disposition des usagers et des usagères, afin de mener des projets individuellement ou collectivement. Ce sont des ateliers de fabrication collaboratifs, ouverts à tous et à toutes, offrant des possibilités de réalisation d’objets par conception et fabrication numérique (Buclet 2015, 45 ; Bouvier-Patron 2015, 177). L’idée de fablab est née vers 1998 sous l’égide du professeur Neil Gerhenfeld, qui avait l’intention de répondre aux besoins pédagogiques de son laboratoire au sein du MIT (Anderson 2010 ; Capdevila 2015 ; Bosqué et al. 2014 ; Menichinelli et al. 2015). Dès lors, le nombre de fablabs n’a cessé de croître à travers le monde; et l’Afrique n’est pas restée en marge de cette tendance. En effet, le premier fablab d’Afrique a été créé au Ghana en 2002 grâce au soutien financier du MIT (Bosqué 2016). Mais de nos jours, il est difficile de donner le nombre exact de fablabs en Afrique ; ils seraient estimés à près de 200, répartis comme suit : 45,6 % en Afrique arabophone, 36,3 % en Afrique anglophone et enfin 18,1 % en Afrique francophone (Mboa Nkoudou 2020a). La sous- représentation de l’Afrique francophone mérite qu’on s’y attarde ; non pas pour aborder la question sur le plan linguistique, mais pour allier le manque de représentation de cette sous-région dans la littérature scientifique autour des fablabs.

Dans ce texte, je m’intéresse aux mécanismes de détournement, mieux, de résistance, mis en place au sein des fablabs pour faire face à la non-neutralité des technologies numériques. Pour ce faire, je m’inspire de mes recherches doctorales au cours desquelles je me suis interrogé sur les finalités sociétales et sur la neutralité de ces ateliers collaboratifs en contexte africain. En effet, au cours de l’année 2018, j’ai dirigé une étude ethnographique auprès de trois ateliers de fabrication numérique d’Afrique francophone : le Ouagalab au Burkina Faso, Ongola Fablab au Cameroun et le Defko Ak Niep Lab au Sénégal. Pour chacune des études de cas, j’ai collecté des données en combinant trois méthodes : l’observation participante, les entretiens semi-dirigés avec les membres et les promoteurs des fablabs, et l’analyse documentaire. C’est fort des résultats de cette recherche que je présente dans ce texte, les dynamiques de résistance en action au sein des fablabs. Mais avant toute chose, il est important de se doter d’outils théoriques qui permettent aux uns et aux autres d’identifier ce qui fait l’objet de résistance. C’est à ce titre que je convoque d’entrée de jeu, les concepts de colonialité des savoirs, puis de technocolonialité.

La technocolonialité et ses symptômes

Le concept de colonialité a été proposé au début des années 1990 par le sociologue péruvien Anibal Quijano, pour faire référence aux puissantes logiques politiques, économiques et culturelles qui soutenaient (et soutiennent toujours) la colonisation. La colonialité est structurelle et persistante ; elle va au-delà du colonialisme (dimension politique de la colonisation) qui s’est terminé avec les indépendances et les guerres de libération. De nos jours, nous continuons de vivre dans un ensemble hétérogène de colonialités, connu sous le nom de matrice coloniale des pouvoirs, dont les principales composantes sont le contrôle de l’économie, de l’autorité, du genre et de la sexualité, de la connaissance et de la subjectivité (Mignolo et Walsh 2018 ; Palmieri 2018 ; Owono-Kouma 2014 ; Maldonado-Torres 2007 ; Quijano 2000 ; Escobar 2004). La technocolonialité désigne alors l’ensemble des logiques de colonialité induites par la technologie (Mboa Nkoudou 2020a). En abordant les fablabs sous le prisme de la matrice coloniale des pouvoirs, il en ressort différentes modalités qui permettent de décrire la technocolonialité : le transfert des technologies, le discours techno-utopique et les pratiques néocapitalistes (Mboa Nkoudou 2020a).

Le transfert des fablabs en Afrique et colonialité des savoirs

La colonialité des savoirs est le fait d’imposer de l’histoire globale occidentale aux peuples non- occidentaux ; ce qui a pour effet d’entrainer la subalternisation des historicités locales (Escobar 2004, 217). À travers la colonialité des savoirs, on aborde une question cruciale, à savoir comment la modernité occidentale s’est répandue en déplaçant d’autres cultures, en subordonnant les autres et en colonisant l’imaginaire des peuples colonisés. Cette colonialité est maintenue vivante dans les livres, dans les critères de performance académique, dans les modèles culturels, dans le sens commun, dans l’image que les peuples ont d’eux-mêmes, dans l’aspiration de soi et dans plusieurs autres aspects de nos vies (Maldonado-Torres 2007, 243). Dans le cas des fablabs, on verra que la majorité des codes, des designs et des projets partagés librement sur Internet viennent des pays du Nord, et sont généralement écrits en langue anglaise. L’écologie des savoirs sur Internet, ainsi que les trajectoires de circulation des connaissances sur les fablabs montrent qu’ils sont largement dominés par le Nord et diffusés de façon unidirectionnelle. Cela relèverait d’une exception ou d’un miracle, de voir un savoir produit dans un fablab d’Afrique, être largement adopté en Occident.

La colonialité des savoirs peut se manifester de trois façons différentes : la colonialité de l’être, la différence coloniale et l’eurocentrisme. La colonialité de l’être réfère à la dimension ontologique de la colonisation. Elle aborde de manière critique la rencontre entre le colonisateur et les colonisé-e-s (Escobar 2004, 218) et met en évidence les réalités de déshumanisation et de dépersonnalisation vécues par les colonisé-e-s (Maldonado-Torres 2007, 257). La différence coloniale renvoie à la dimension culturelle du processus de subalternisation qui a lieu dans la matrice coloniale des pouvoirs, mettant en évidence les différences culturelles persistantes qui existent aujourd’hui au sein des structures de pouvoir globales (Escobar 2004, 18). L’eurocentrisme est l’approche de la connaissance basée uniquement sur l’expérience de l’histoire occidentale, écartant toute idée de l’existence des épistémologies ou des courants de pensée non-eurocentrés (Escobar 2004, 218). L’eurocentrisme est donc une hégémonie épistémique qui privilégie les connaissances et la cosmologie occidentale par rapport aux connaissances et aux cosmologies non- occidentales. L’une des conséquences les plus répandues de l’eurocentrisme est l’aliénation épistémique, qui est définie comme la distorsion de notre façon de penser, de voir et de décrire notre propre réalité. En Afrique, cette distorsion cognitive est due à l’adoption (inconsciente ou non) d’une pensée philosophique, sociologique et historique eurocentrique, utilisée pour parler, décrire et étudier les réalités africaines. L’aliénation épistémique se manifeste par l’épistémicide, c’est-à-dire la destruction des épistémologies locales qui sont remplacées, dans ce cas, par un paradigme occidental (Mboa Nkoudou 2020b).

Le transfert des technologies du Nord vers les Suds est l’exemple parfait de véhicule de la colonialité des savoirs. Dans ce cas, la colonialité des savoirs se manifeste souvent par un isomorphisme, qui désigne l’adoption en Afrique de formes structurellement similaires à celles de l’Occident (Shrum et Shenhav 1995). En ce qui concerne les fablabs, on note effectivement une uniformité au niveau de : 1) la dénomination avec le suffixe –Lab qui est systématiquement utilisé ; 2) les pratiques (programmation, électronique…) ; 3) les outils (imprimante 3D, Arduino…). Cet isomorphisme s’inscrirait dans une logique d’universalisation de la science eurocentrique au nom de la modernisation, sans pour autant être pertinent pour les besoins des pays d’Afrique (Sarr 2016, 39 ; Shrum et Shenhav 1995, 631). En effet, il est clairement établi que les fablabs sont nés pour répondre à certains besoins pédagogiques du MIT; c’est de là qu’ils diffusent vers le reste du monde (Anderson 2010, Anderson et Le Séac’h 2012). Leur transfert en Afrique présenterait de grands risques de technocolonialité; ce qui pourrait être le véhicule d’une nouvelle forme de subalternisation des savoirs, d’eurocentrisme et même d’aliénation épistémique (Ndlovu-Gatsheni 2018). D’où cet appel à résister que lancent Shrum et Shenhav (1995, 628), en mettant en garde les pays des Suds contre l’adoption des technologies venues d’ailleurs, qui ne seraient pas sans conséquences, notamment en créant une forme de dépendance : « imported scientific ideologies and technological artifacts from industrialized countries are said to generate debilitating dependencies ». Autrement dit, l’adoption d’une technologie n’est jamais neutre : « When you are diffusing and transferring technologies, you are also diffusing different cultural practices, because the technologies are not value neutral or ideologically neutral » (Csikszentmihalyi et al. 2018, 5). Mieux encore, dans les Damnés de la Terre, Fanon exhorte à ne pas créer des institutions et des sociétés qui s’inspirent des pays du Nord, car cette imitation est caricaturale et obscène (Fanon et al. 2010).

Le discours techno-utopique

Le discours techno-utopique s’inscrit dans la rhétorique de la modernité décrite dans la matrice coloniale des pouvoirs. D’après Mignolo et Walsh (2018, 110), la modernité désigne un ensemble cohérent de discours divers, provenant de la cosmologie occidentale. Sur le plan technologique, les récits de la modernité célèbrent constamment l’idée de nouveauté et les concepts qui lui sont associés, à savoir la révolution et l’innovation (Mignolo et Walsh 2018, 140). Sismondo (2004, 139) dit à ce propos que « Technology was symbol of Europe’s modernity, and was something that Europeans could generously take to the rest of the world ».

Le discours techno-utopique prend généralement la forme de techno-solutionnisme qui renvoie à cette opinion selon laquelle la technologie peut résoudre unilatéralement des problèmes sociaux difficiles (Lindtner et al. 2016, 1390). Ce discours techno-utopique est très présent auprès des communautés qui fréquentent les fablabs, autrement appelés les makers. Söderberg (2013) illustre cette vision techno- utopique des makers en ces termes :

Enracinés dans le monde du logiciel libre, ils appliquent ses valeurs et pratiques aux mécanismes de fabrication. Pour les plus radicaux d’entre eux, la réappropriation populaire des outils ouvrirait la voie à une « démocratisation » de la production industrielle, avec, en ligne de mire, l’abolition de la société de consommation. D’autres espèrent réduire les coûts du travail et rendre ainsi obsolète le mouvement de délocalisation de la production industrielle vers les pays du tiers-monde.

Il s’agit donc d’un discours angélique qui met beaucoup plus l’accent sur les avantages socioéconomiques des fablabs et sur les promesses d’une révolution industrielle avec d’énormes retombées économiques. Généralement véhiculés par les médias et les bailleurs de fonds pour justifier l’expansion et la nécessité d’adopter les espaces de fabrication collaboratifs en Afrique et dans le monde, ces discours techno- utopiques font rarement allusion aux risques ou aux inconvénients liés à l’adoption des fablabs. À ce sujet, Susie et Mark (2016, en ligne) disent que « The burgeoning maker culture or maker movement has been heralded as a lot of things, not least a postcapitalist, utopian revolution capable of breathing life back into stagnating First World economies, redistributing wealth opportunities and even rescuing the environment ».

Pratiques néocapitalistes

Ces dernières années, les avancées connues dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, ont contribué à décupler la production des savoirs collectifs ; ouvrant ainsi un boulevard à des pratiques de capitalisme très insidieuses, mais puissantes, qui exploitent l’information libre sur Internet au détriment des communautés et des individus qui la produisent. En effet, les makers du monde entier contribuent généreusement à produire des contenus gratuits en ligne qui, malheureusement, peuvent être utilisés à but lucratif par une tierce personne. Lallement (2015) estime que les fablabs pourraient être des éléments clés du système capitaliste au vu des appétits financiers qu’ils suscitent. Ce constat est le résultat d’une part, du capitalisme cognitif découlant des dérives de l’économie de partage (Moulier Boutang 2007, 2008). Cette tension entre économie du partage et économie des transactions, à travers des pratiques de « marchandisation » des individus et de leurs activités sociales renvoie l’image selon laquelle les fablabs sont des lieux privilégiés d’expression des pratiques néocapitalistes.

D’autre part, le modèle économique prôné lors de la diffusion des fablabs en Afrique est en total déphasage avec les réalités locales ; ce qui les expose à une grave précarité financière. En effet, ce modèle mettait de l’avant les idées de volontariat et de service à la communauté ; le refus de toute recherche de profit financier pour privilégier la quête du bien commun; l’accessibilité à tous et toutes, aux outils, aux équipements, aux logiciels, à Internet, etc. Cependant, ces espaces consomment de l’énergie, du temps et des ressources qui nécessitent d’énormes moyens financiers pour assurer la survie de l’espace (Mboa Nkoudou 2017). Ils font face à un véritable dilemme entre l’idéologie originellement véhiculée par le mouvement maker, qui prône un service ouvert à la communauté, sans recherche d’argent ou de bénéfice quelconque, et les besoins financiers liés au fonctionnement d’un fablab et à l’investissement initial pour ouvrir un tel espace. Dans un contexte où les subventions venant des gouvernements locaux sont presque inexistantes, où les revenus des populations sont trop bas pour demander une contribution financière aux membres, les ateliers de fabrication collaboratifs d’Afrique sont contraints de rechercher des opportunités de collaborations internationales, ce qui les rend dépendants des donateurs et des bailleurs de fonds dont la plupart sont du Nord. Étendue à l’équipement, à la documentation et aux paradigmes scientifiques du Nord, on pourrait également se demander si cette dépendance économique n’affecte pas le pouvoir d’agir des promoteurs et des promotrices des fablabs africains, dans le sens où ils pourraient être contraints de suivre scrupuleusement les agendas de leurs partenaires internationaux. De toute évidence, le financement semble être le nœud gordien de la durabilité des espaces de fabrication collaboratifs dans le monde, et particulièrement en Afrique.

L’intention n’est pas de peindre un tableau sombre des fablabs, cette section visait à montrer que les technologies numériques sont des lames à double tranchant; mieux, des pharmakons qui ont la faculté d’agir à la fois comme poison et antidote (Mboa Nkoudou 2020b).

La résistance numérique

Dans la section précédente, nous nous sommes dotés des outils nécessaires pour identifier les germes de technocolonialité véhiculés par les technologies numériques. Autrement dit, la résistance numérique au sein des fablabs revient à résister à la technocolonialité. Il s’agit d’une démarche qui s’inscrit dans une quête de justice cognitive, dont l’une des manifestions immédiates est l’appropriation décolonisée des fablabs et de ses variantes.

Une démarche de quête de justice cognitive

La justice cognitive désigne un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion et la libre circulation de savoirs socialement pertinents partout sur la planète. Il s’agit d’un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et à toutes les épistémologies, et non pas un universalisme abstrait basé sur des normes occidentales, plus précisément américanocentrées, qui excluent ce qui diffère d’elles-mêmes (Piron 2018 ; Visvanathan 2009 ; Santos 2007). La quête de justice cognitive est née d’un sentiment de malaise face aux logiques de colonialité dues à la domination d’une certaine vision du monde issue des pays du Nord sur d’autres formes de savoirs. La quête de justice cognitive revient à mener un combat permanent contre les injustices cognitives, qui désignent une situation, un phénomène, une politique ou une attitude qui empêche un individu de déployer le plein potentiel de sa capacité de penser en faveur du développement local durable (Mboa Nkoudou 2016). Le développement local durable étant un développement défini pour et par les populations d’un contexte donné, il tend à répondre prioritairement aux besoins de ces populations. Sans totalement s’opposer au paradigme dominant actuel de développement durable, il se pose en alternative à celui-ci et s’inscrit en faux contre les objectifs universalistes qui tendent à perdre de vue les particularités de chaque contexte (Mboa Nkoudou 2020a). Résister à la technocolonialité revient alors à œuvrer pour le développement local durable à travers la quête de justice cognitive comme nous l’enseigne l’appropriation décolonisée des trois fablabs étudiés.

L’appropriation décolonisée des fablabs et ses variantes

L’appropriation est définie comme l’ensemble des utilisations particulières qu’un individu ou un groupe peut faire d’un bien, d’un instrument, d’un objet; ce qui permet de mettre en relief les usages sociaux, leur subtilité, les significations culturelles complexes dans le quotidien (Breton et Proulx 2002). Partant de cette définition, je pose que l’appropriation décolonisée fait référence d’une part à la capacité des Africain-e-s à réfuter ce qui ne correspond pas aux réalités de leur contexte pour, si possible, adapter, détourner et recréer des artefacts étrangers pour qu’ils puissent répondre aux besoins de leur environnement immédiat. D’autre part, je fais référence à la capacité de pouvoir réorganiser les dynamiques de groupe et particulièrement le travail en y associant tous les acteurs locaux, particulièrement les femmes et les acteurs du secteur informel. La résistance numérique dans le cadre des fablabs repose essentiellement sur cette appropriation décolonisée, qui ouvrirait des possibilités de détournement, de contournement et de réinvention des fablabs. En termes plus spécifiques, la résistance numérique au sein des fablabs peut se manifester par le détournement de la vision initiale de l’idée de fablab, l’innovation frugale et la lutte contre les inégalités de classes et de genres.

Détournement

Le détournement est relatif au fait qu’on utilise un dispositif dans un rôle qui n’a rien à voir avec les usages prévus par le concepteur (Akrich, Callon et Latour 2006). À ce sujet, le Defko Ak Niep Lab a fait le choix de se détacher de l’approche des fablabs telle que définie par le MIT pour mettre l’art et le numérique au service du bien commun et du développement du quartier SICAP Liberté II de Dakar. Par exemple, on peut citer à son actif, la réhabilitation d’un terrain abandonné du quartier SICAP Liberté II, puis sa reconversion en un jardin dédié à la permaculture. Ce magnifique résultat est le fruit d’une longue période de médiation (assurée par le makerspace) entre les populations riveraines, les autorités administratives et les autorités religieuses ; suivie d’une collaboration entre le Département de biologie végétale de l’Université Cheikh Anta Diop et le Defko Ak Niep Lab, à travers laquelle les femmes riveraines ont travaillé avec des universitaires pour faire de la permaculture. Le détournement comme forme de résistance numérique permettrait donc de lutter contre l’isomorphisme dû au transfert des technologies et par conséquent, de réduire les effets de la colonialité des savoirs.

L’innovation frugale 

L’innovation frugale ou Juggad (en Hindi) peut être définie comme une solution développée dans un contexte à ressources limitées, pour produire des biens abordables et accessibles au service des communautés qui n’ont pas la possibilité d’obtenir les équivalents conventionnels (Mokter 2021).Le Ouagalab (Burkina Faso) illustre bien cet exemple avec son célèbre ordinateur Jerry fabriqué à partir des déchets plastiques et électroniques recyclés, dans le but de démystifier l’ordinateur aux yeux des populations locales. Une autre illustration de cette innovation frugale est l’incubateur fabriqué par les soins d’Ongola fablab et dont la photo est ici-bas. L’innovation frugale permet de résister contre les pratiques néocapitalistes autour de l’accès aux équipements ou de l’obsolescence programmée.

 

 

Photo : Shaker Incubator conçu par le Mboalab et fabriqué par Ongola Fablab. Le monsieur au premier plan est le Fabmanager du Defko Ak Niep Lab du Sénégal. Étant de passage au Cameroun, il en a profité pour visiter le Mboalab pour un échange d’expériences. Ici, le Directeur du Mboalab lui explique comment nous avons conçu le Shaker incubator; pourquoi nous avons choisi un matériau transparent qui laisse paraître tous les câbles. Par cette occasion, il a compris notre philosophie qui est d’ouvrir les « boîtes noires » et de toucher directement les imaginaires des jeunes africain-e-s, en leur montrant que nous aussi sommes capables de fabriquer ce type d’équipement.

La lutte contre les inégalités de genre

Un aspect de la résistance à la technocolonialité qui passerait inaperçu dans certains contextes, mais qui est ô combien significatif en Afrique, est la question de genre. Des recherches démontrent à suffisance que les fablabs, comme plusieurs autres domaines des TIC, sont des milieux à dominance masculine ; ce qui contribuerait à renforcer les inégalités liées au genre. Combattre ces inégalités au sein des fablabs reviendrait donc à résister à la technocolonialité. Les fablabs étudiés regorgent de nombreuses stratégies d’inclusion qui montrent comment briser les préjugés autour des femmes, pour favoriser leur autonomie. L’une des stratégies les plus courantes est de confier aux femmes, des tâches traditionnellement réservées aux hommes. À Ongola Fablab par exemple, j’ai observé une jeune femme enseigner comment scier une planche à deux jeunes hommes; elle était également la responsable des impressions 3D.

Conclusion

Au cours de l’année 2018, j’ai dirigé une étude ethnographique auprès de trois ateliers de fabrication numérique situés respectivement au Burkina Faso (Ouagalab), au Cameroun (Ongola Fablab) et au Sénégal (Defko Ak Niep Lab). Il en ressort des observations et des entretiens faits sur le terrain que les fablabs initialement perçus comme des moteurs de développement par le numérique, sont plutôt porteurs de germes de colonialité; d’où la nécessité de résister. Dans ce texte, la résistance numérique s’apparente donc à résister à la technocolonialité. Il ressort de mes enquêtes de terrain que plusieurs stratégies de résistance à la technocolonialité ont été élaborées au sein des fablabs étudiés. Ces stratégies vont du détournement de la vision initiale de l’idée de fablab, à la lutte contre les inégalités de classes et de genre, en passant par l’innovation frugale. Ces stratégies sont de véritables leçons issues des mécanismes endogènes de résistance numérique en Afrique, et pourraient servir de modèles pour d’autres contextes.

 

Biographie

Thomas Mboa est le fondateur du Mboalab, un espace de médiation science-société situé au Cameroun et ancré dans les pratiques d’Open science, du mouvement maker et de justice cognitive.

 

Références

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