La résistance à la colonialité numérique : la roue de médecine technologique anichinabée et la plateforme numérique Indigenous Friends

Par Alejandro Mayoral-Baños

Résumé

Les technologies numériques sont non seulement colonialistes dans leurs pratiques, mais le sont aussi dans leur création et leur conception. Des propositions provenant de toutes les régions et de toutes les écoles politiques ont été mises en œuvre dans le monde entier pour contrecarrer les effets de la colonialité numérique (par exemple, les grandes sociétés technologiques en Chine, le coup de pouce des organisations internationales pour mettre fin aux inégalités sociales dans le monde au moyen de la numérisation, le rejet des technologies numériques, entre autres), mais on note encore une absence de manières décolonisées et autochtones de créer les technologies numériques.

Ce court article, basé sur ma recherche doctorale, a donc pour but de formuler des principes de conception des technologies numériques décolonisatrices par le récit de la mise sur pied de la plateforme Indigenous Friends (Indigenous Friends Platform – IFP) destinée aux jeunes Autochtones citadins de l’Université York, à Tkaronto, au Canada1 (Figure 1).

Au cours des six dernières années, la communauté autochtone de l’Université York et moi-même avons créé une communauté de codeurs, de concepteurs et de gardiens du savoir : l’Association d’Amis Autochtones (Indigenous Friends Association – IFA). Cette communauté technologique a développé la plateforme Indigenous Friends et les sites connexes en intégrant les connaissances traditionnelles dans la conception et la création numériques. Cette expérience m’a permis d’entreprendre un doctorat en Communication et Culture à l’Université York dans le but d’explorer les relations entre l’autochtonie (ou l’indigénéité) et les espaces numériques.

 

 

Figure 1 : Plateforme Indigenous Friends v. 3,1

Remarque : Captures d’écran de la page d’accueil et du fil d’actualité de l’application mobile, version 3,1

L’histoire de la création de l’IFP m’a permis d’explorer et d’analyser la conception décolonisée d’une application mobile autochtone par une méthodologie autochtone de l’action par la réflexion et de la réflexion par l’action. Dans ce processus, plusieurs rencontres et difficultés sont analysées et explorées en même temps que des solutions pratiques sont appliquées aux besoins de création numérique d’un point de vue autochtone. Plus précisément, dans ce processus de développement et de réflexion, l’application mobile a été conçue comme un « être technique » qui a un esprit et a créé une communauté technologique autour de lui.

Cet être technique a été conçu en quatre étapes qui contribuent à distinguer cet espace d’autres applications numériques hégémoniques grand public et à soutenir cette solution technologique à long terme. Ces quatre étapes transdisciplinaires encadrent ce que j’appelle la roue de médecine technologique anichinabée (Figure 2) qui consiste en quatre principes de conception décolonisatrice au sein des technologies numériques : (1) Waabinong (est) – ensemble de logiciels numériques (Digital Software Bundle) ; (2) Zhaawanong (sud) – incarnation (embodiement) de l’autochtonie ; (3) Epangishmok (ouest) – infrastructure de la décolonialité ; et (4) Kiiwedinong (nord) – souveraineté autochtone sur les données. Ces quatre principes de conception renforcent les réflexions théoriques d’auteurs sur la décolonialité et les technologies numériques tels que Rafael Rodriguez-Prieto et Fernando Martinez- Cabezudo (2016), Mustafa Ali (2014, 2016), Anita Say Chan (2018) et Alexandra Deem (2019) par la différenciation de la décolonialité numérique et de l’informatique décolonisatrice et leur relation avec la roue de médecine anichinabée. En outre, ces principes donnent aux militant.es numériques et aux communautés autochtones plusieurs idées sur la manière dont les technologies numériques peuvent être mises en œuvre de manière décolonisatrice et réimaginées au niveau communautaire.

 

Figure 2 : Roue de médecine technologique anichinabée

Afin de comprendre la roue de médecine technologique anichinabée, des aînés et gardiens du savoir, comme Lillian Pitawanakwat et Blu Waters, ont participé au processus de création numérique. Ils ne sont pas seulement des créateurs de contenu culturel, mais aussi des concepteurs et des développeurs numériques. Ce type d’approche permet d’intégrer les protocoles et les enseignements culturels dans les espaces numériques et de concevoir des espaces numériques plus sûrs pour les Autochtones. Bien que la compréhension exhaustive de la roue de médecine dépasse les visées de ce court article, il est essentiel de reconnaître que ses enseignements sont incommensurables et peuvent différer d’une communauté à une autre. Paula Gunn Allen définit la roue de médecine comme « un objet tangible qui possède des pouvoirs non rationnels pour unir ou lier des éléments divers au sein d’une communauté, d’un tout psychique et spirituel » (dans Graveline 1998, 14). Ce cercle est divisé en quatre sections qui ont des significations différentes selon la nation ou le groupe autochtone. Toutefois, les interprétations de ce cercle sacré ont pour objectif commun « l’équilibre et l’harmonie mutuels entre les animaux, les personnes, les éléments de la nature et le monde des esprits » (Archibald 2008, 11).

Lillian Pitawanakwat et Blu Waters s’entendent pour dire que les quatre directions de la roue de médecine représentent la recherche d’équilibre dans le monde, et qu’il nous faut atteindre en notre for intérieur, comme êtres humains (Snively et Williams 2016, 35 ; Blu Waters, propos personnels, 26 octobre, 2014, 15 janvier 2015 et 26 octobre 2019 ; InvertMedia, 2012). Selon eux, toute chose a quatre facettes ou quatre éléments, de sorte que la connaissance est plus facile à digérer et à apprendre. Tout être vivant vise à équilibrer ces quatre dimensions et en fait le but fondamental de son existence. Cet équilibre constitue pour l’être vivant un outil d’auto-évaluation et d’adaptation constantes. Par conséquent, la mise en œuvre réussie de ce cadre signifie que les quatre dimensions restent en équilibre sans se chevaucher.

En premier lieu, les enseignements naissent dans la direction est du Waabinong. Dans le cadre de la création numérique, ce processus commence par l’incorporation des connaissances traditionnelles dans la méthodologie de conception de logiciels, en tant qu’ensemble de logiciels numériques qui interfèrent avec les formes hégémoniques de codage et conçoivent des solutions numériques. Il oblige les concepteurs et les développeurs à suivre les pratiques et les enseignements éthiques autochtones, c’est-à-dire que les façons de faire autochtones deviennent fondamentales dans la création numérique et ne sont pas un ajout à « inclure » dans l’espace numérique comme un contenu purement culturel. Dans le cas de l’IFP, le remplacement des normes logicielles mondiales et la conception d’une forme locale de création logicielle autochtone par la cérémonie Cree-Tipi a forcé l’intégration de façons de faire autochtones en tant que forme numérique d’interaction chez les utilisateurs et un moyen d’inclure ces enseignements dans les conditions d’utilisation de l’application mobile.

Puis, en se déplaçant vers le sud, vers le Zhaawanong, la conception de l’autochtonie dans l’espace numérique est analysée et explorée. Les différents aspects culturels et politiques à prendre en compte lorsque les peuples indigènes utilisent et naviguent dans les espaces numériques deviennent pertinents pour incarner l’autochtonie : présence, oralité, partage et bienveillance. Ces quatre aspects apportent des valeurs communautaires dans l’espace numérique et sont pertinents dans la conception d’espaces sûrs pour les jeunes. Ces valeurs d’incarnation sont une forme d’action politique par l’intégration d’aspects critiques de l’autochtonie et, en tant que telles, reconnaissent que le territoire ne peut pas être pensé sans une relation intégrale et pratique avec le monde non numérique. Dans ce processus, la pertinence de la récupération des technologies numériques en tant que territoire est devenue un moyen de traduire les mouvements numériques en actions dans le monde analogique pour protéger l’environnement et la planète.

Je poursuis vers l’ouest, vers l’Epangishmok. J’y explore les principes visant à perturber les infrastructures techniques en tant qu’action décolonisatrice. La plupart des projets liés à l’appartenance autochtone et à la technologie numérique se limitent à un discours sur l’accès à la technologie numérique sans égard à la propriété communautaire et au contrôle de l’infrastructure. Pour suivre une approche décolonisatrice, je suggère que l’infrastructure technologique dans les contextes autochtones soit conçue selon des valeurs communautaires et où les communautés ont le droit de décider de la technologie (matériel, logiciels et données) et en retirent les bénéfices. L’utilisation continue d’infrastructures externalisées et centralisées reproduit les pratiques colonisatrices d’extractivisme, où les communautés autochtones comptent sur des étrangers pour utiliser les plateformes numériques, et où des éléments d’information sont continuellement extraits de ces plateformes. Par conséquent, la proposition d’inclure la « communauté » comme partie intégrante de l’infrastructure numérique dans les projets numériques autochtones veut remettre en question l’idée colonisatrice de l’extraction des ressources.

Et enfin, en se dirigeant vers le nord, le Kiiwedinong, toutes les directions se rejoignent dans le principe de la souveraineté sur les données autochtones, soit le droit de chaque communauté de maîtriser la collecte, la propriété et la mise en application de ses données. Dans cette section, une exploration des difficultés actuelles pour protéger les données autochtones est effectuée par une description des défis juridiques sous les droits de propriété intellectuelle et les propositions éthiques des principes d’OCAP (Ownership, Control, Access and Possession ou propriété, contrôle, accès et possession) (FNIGC 2016a ; 2016b) et de CARE (Collective Benefit, Authority to Control, Responsibility and Ethics ou retombées collectives, pouvoir de contrôler, responsabilité et éthique) (Global Indigenous Data Alliance 2019) dans les perspectives canadiennes et mondiales. Sous le Kiiwedinong de la roue de médecine technologique anichinabée, le contrôle et la propriété de l’information par les peuples autochtones génèrent des tensions avec les mouvements en faveur du code source libre, des données ouvertes et de la science ouverte, car ces derniers visent à faciliter le partage des connaissances sans tenir compte des contextes historiques des communautés autochtones partout dans le monde et de la dynamique du pouvoir colonisateur. Je soutiens qu’il faut que les autres principes – c’est-à-dire le logiciel, l’incarnation et l’infrastructure – soient pris en compte pour qu’une véritable forme de souveraineté sur les données apparaisse dans le déploiement des technologies numériques.

En me fondant sur ce parcours, j’affirme que tant que ces quatre aspects ne seront pas intégrés de manière égale et en équilibre dans la conception et le déploiement des solutions numériques, la décolonisation des peuples autochtones ne se fera pas dans les espaces numériques. Grâce à cette exploration des quatre dimensions et au cheminement de l’action par la pensée et de la pensée par l’action, j’invite les concepteurs de logiciels, les technologues enthousiastes, les intellectuels des études médiatiques et, surtout, les militants autochtones à réfléchir aux implications des technologies numériques sur les peuples autochtones. En outre, cette proposition fournit des principes et des lignes directrices pour la conception de technologies numériques, mais fondamentalement, chaque communauté doit intégrer ses propres connaissances locales et sa vision du monde dans la conception numérique. Cette proposition visant la manière de faire et le savoir n’établit pas une approche universaliste des technologies numériques quant aux peuples autochtones, mais fournit des pistes de réflexion pour la conception numérique. De surcroît, cette recherche vise à poursuivre les conversations théoriques sur les technologies numériques et l’indigénéité en fournissant plusieurs idées pratiques sur la mise en œuvre de ce type de technologie au niveau communautaire.

Peu d’auteurs et d’autrices intègrent des éléments pratiques dans leur analyse et incluent les différentes spécifications techniques que les solutions numériques impliquent dans le contexte actuel des médias sociaux, de l’informatique en nuage et de l’Internet des objets. De plus, cette forme d’analyse fournit des formes distinctives de mise en œuvre dans les contextes complexes auxquels les peuples autochtones font face aux quatre coins du globe. Dans ces scénarios, les technologies numériques sont associées à une multitude d’utilisations, et leurs rapports sont complexes. Certains groupes se servent des grands géants actuels (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) pour s’exprimer et organiser des actions non numériques de décolonisation pour défendre leurs territoires. Par ailleurs, très peu de groupes disposent des ressources nécessaires pour développer et déployer leurs propres solutions technologiques dans des infrastructures numériques bien à eux. Néanmoins, je suis d’avis que dans les deux cas, on observe un certain degré de décolonialité puisque ces actions sont transposées dans le monde non numérique. En d’autres termes, si l’utilisation des technologies numériques et les peuples autochtones se limitent aux mondes virtuels, alors les technologies numériques ne sont que des palliatifs aux problèmes du monde réel, et le processus de décolonialité n’a pas lieu. En revanche, même lorsque certains groupes et militants autochtones utilisent encore les outils des grands géants du Web, ces options peuvent être considérées comme des actions décolonisatrices en raison du lien avec l’action non numérique et la protection du territoire. En particulier, cette exploration veut enrichir les réflexions théoriques de Rafael Rodriguez-Prieto et Fernando Martinez-Cabezudo (2016), de Mustafa Ali (2014 ; 2016), d’Anita Say Chan (2018) et d’Alexandra Deem (2019) sur la décolonialité et les technologies numériques et les rapports entre la décolonialité et les peuples autochtones.

Afin de relier les quatre principes de conception proposés dans cette recherche avec les auteurs précédents, il y a un enseignement de la roue de médecine anichinabée qui est applicable dans les relations entre les différentes directions, qui peuvent mener à la corrélation entre la théorie et la praxis. Dans la tradition des Anichinabés, il existe des liens étroits entre les directions opposées de la roue de médecine. Zhaawanong (sud) et Kiiwedinon (nord) sont liés parce que les jeunes et les aînés prennent soin les uns des autres, de même que Waabinong (est) et Epangishmok (ouest) sont liés en raison de la relation entre les parents et leurs enfants, qui se nourrissent mutuellement. Les contraires s’attirent selon leurs besoins et ils se complètent (Blu Waters, propos personnels, 26 octobre, 2014). De même, sur la roue de médecine technologique anichinabée, l’incarnation de l’autochtonie (Zhaawanong) est directement liée à la souveraineté sur les données autochtones (Kiiwedinong) puisqu’ils sont complémentaires.

En premier lieu, l’incarnation des corps autochtones dans le monde numérique nécessite la protection des données pour éviter le harcèlement, la discrimination et l’appropriation culturelle de la part de personnes qui ne sont pas membres des communautés ou de personnes qui ne devraient ni contrôler ces renseignements ni y avoir accès. En même temps, les données et les connaissances autochtones nécessitent une incarnation réussie de l’indigénéité pour suivre respectueusement les protocoles relatifs aux informations et aux données qui peuvent être publiées dans les espaces numériques et avec qui les données sont partagées. En d’autres termes, sans la propriété et le contrôle des données, les corps indigènes dans le monde numérique risquent de continuer à subir la violence de la colonisation. De même, sans l’incarnation réussie de l’autochtonie et de la terre dans l’espace numérique, les données peuvent continuer à reproduire l’extractivisme des données et contribuer à l’extraction des ressources naturelles dans le monde non numérique.

De l’autre côté du spectre, l’ensemble de logiciels numériques (Waabinong) et l’infrastructure décolonisatrice (Epangishmok) sont étroitement liés. L’infrastructure numérique contient le paquet de logiciels, mais en même temps, les protocoles de la méthodologie logicielle transforment la manière dont l’infrastructure est construite et conçue. En bref, l’infrastructure a un impact direct sur le logiciel et sur la manière dont la solution numérique est structurée, car le logiciel est directement lié à la manière dont le matériel répondra aux besoins de la communauté. De plus, la façon dont le logiciel est imaginé et conçu influence l’infrastructure et l’architecture de l’information que cette construction exige au niveau de la communauté. En d’autres termes, le logiciel modifie les exigences matérielles et encadre la relation entre la communauté locale et la solution numérique. Par conséquent, sur la base de ces relations et de ces interconnexions, je propose que ces quatre principes de conception soient classés comme suit, en fonction de leur mise en œuvre et de leur utilisation :

  • La décolonialité numérique : cette notion souligne les résultats des technologies numériques sur la manière dont les peuples autochtones emploient les technologies numériques pour l’auto- détermination ; cette notion signifie qu’une technologie numérique peut être utilisée de manière décolonisée sans être nécessairement conçue de manière décolonisée. Dans cette catégorie, les principes de conception de Zhaawanong (l’incarnation autochtone) et de Kiiwedinong (la souveraineté sur les données autochtones) sont prépondérants. Dans le cadre de cette notion, l’accent est mis sur le résultat et l’utilisation de la technologie – c’est-à-dire l’incarnation de l’indigénéité et la souveraineté des données – car l’infrastructure et les logiciels peuvent être déjà conçus à l’aide d’outils coloniaux hégémoniques. Je soutiens que le concept de décolonialité numérique n’implique que la relation entre les peuples autochtones et les technologies numériques sous la forme d’expressions transférables au monde non numérique par l’incarnation autochtone, des proclamations territoriales et de la protection des données et des connaissances Les peuples autochtones peuvent utiliser des infrastructures externes, par exemple, les géants du Web – en raison de l’accès limité aux compétences et aux technologies numériques au niveau local, mais ce facteur n’enlève rien à l’importance de leur action décolonisatrice dans le monde non numérique. Au bout du compte, ces actions sont transférées dans le monde non numérique et se fondent dans l’auto-détermination des peuples autochtones. Dans la décolonialité numérique, les actions se passent à l’avant-scène, et la composante numérique est généralement brouillée par les actions des créateurs de contenu et qui mènent des actions sociales et politiques dans les espaces non numériques. Des milliers d’artistes, de militants et d’intellectuels autochtones du monde entier ont adhéré à la décolonialité numérique au moyen de nombreux appels à l’action dans les médias sociaux les plus connus (par ex., Facebook, WhatsApp, Instagram, TikTok, entre autres). J’affirme que sans cette organisation politique et sociale des communautés indigènes dans les espaces numériques, plusieurs changements importants ne seraient pas possibles actuellement au niveau national ou régional en raison du manque de communication non numérique entre les différents groupes et collectifs indigènes. En d’autres termes, les espaces numériques accueillent et permettent de nouvelles formes d’actions de décolonialité dans le monde non numérique.
  • L’informatique décolonisée : cette notion se penche sur la conception même de l’outil numérique et la façon dont les peuples autochtones contrôlent et possèdent les solutions numériques. Dans cette classification, les principes de conception de Waabinong (ensemble de logiciels numériques) et d’Epangishmok (infrastructure coloniale) sont les principaux objectifs. Ce concept se concentre sur la manière dont la technologie numérique peut être développée et conçue de manière décolonisée, tout en reconnaissant qu’elle peut ou non être utilisée pour l’émancipation et l’autodétermination en dehors du monde numérique. En d’autres termes, les outils technologiques – c’est-à-dire les logiciels et l’infrastructure – n’ont pas nécessairement de lien avec la terre, les connaissances et les communautés dans le monde réel. J’avance que l’informatique décolonisatrice comprend la conception et le développement d’offres groupées numériques et d’infrastructures communautaires qui défient les formes hégémoniques de création et de gestion des solutions numériques. L’informatique décolonisée est une nouvelle façon de faire de l’informatique et, dans le contexte des peuples indigènes, c’est lorsque les visions du monde indigènes sont insérées dans le processus informatique et la conception numérique tout au long du parcours de création. En outre, l’informatique décolonisée implique la position des personnes qui conçoivent et mettent en œuvre la technologie numérique et redéfinissent les significations du numérique et des données dans leurs contextes communautaires et locaux. Cet aspect comprend la re-conception des objets numériques, virtuels ou Web (par ex., hypertexte, sites Web, application mobile, codage) et leur transformation en « matérialités » culturelles locales (par ex, le Tipi, les cérémonies, la ceinture Wampum). L’informatique décolonisée implique un départ complet des échafaudages numériques et le déplacement des formes standard de création de la technologie numérique. L’informatique décolonisée et la décolonialité numérique sont des concepts interconnectés, et tous deux veulent reconnaître les actions décolonisées que les peuples autochtones accomplissent au sein des technologies numériques. Bien qu’il existe des relations épistémologiques pertinentes, le danger d’éviter cette distinction est qu’il existe de nombreuses solutions numériques qui ne reflètent ou ne prennent pas en compte ces aspects holistiques et sont simplement considérées comme

« décolonisées ». Dans une certaine mesure, elles continuent à reproduire des formes de colonialité numérique en raison de l’incompréhension des différences entre les technologies numériques et les peuples autochtones. Ainsi, ces notions théoriques peuvent se compléter pour refléter les défis que les paysages numériques actuels exigent dans le contexte des technologies numériques et de l’indigénéité. Les deux notions peuvent devenir des outils pratiques et analytiques pour mettre en œuvre des solutions numériques dans le contexte des communautés autochtones et soutenir les décideurs locaux devant évaluer des fournisseurs de services et le déploiement de solutions numériques.

Le cheminement visant à faire ressortir quatre principes de conception dans les espaces numériques par la mise sur pied de la plateforme de Indigenous Friends à Tkaronto, au Canada, a élargi la compréhension et les savoirs sur les options décolonisées dans le contexte des peuples autochtones et des technologies numériques. La quête pour trouver de nouvelles formes de compréhension de la technologie numérique par d’autres lorgnettes épistémiques a exigé l’abandon et la perturbation de plusieurs structures de conception numérique et surtout, pour concevoir des principes numériques autochtones. Les rencontres épistémiques entre le(s) savoir(s) traditionnel(s) indigène(s) et les espaces numériques dans cet article situent plusieurs discours académiques sur les technologies numériques, l’infrastructure, l’incarnation numérique, les données et le génie logiciel dans le contexte de l’indigénéité comme forme de résistance autochtone et décolonisée.

La vision décolonisée et autochtone dans la conception et la création numériques est essentielle pour perturber les positions de pouvoir et tenter de démanteler les formes d’extractivisme accéléré dans le monde d’aujourd’hui. Les visions autochtones du monde au sein des technologies numériques offrent de nouvelles formes de résolution des problèmes déclenchés par les processus numériques coloniaux. L’objectif de l’intégration des connaissances traditionnelles dans les processus de conception et de numérisation déplace les formes académiques et pratiques de conception des applications numériques et perturbe la logique positiviste de la science et de la technologie occidentales. Cependant, et c’est le plus important, cette proposition amène les membres de la communauté, tels que les gardiens du savoir et les aînés, à participer aux conversations et aux discussions sur la colonialité numérique en tant que contributeurs essentiels à la création et à la conception de nouvelles solutions. C’est pourquoi, ce travail est un nouvel appel à l’action collective et communautaire en considérant et en intégrant les visions du monde autochtones dans les technologies numériques et la conception d’approches mobiles autochtones innovantes.

 

1        « Tkaronto » est un mot d’origine Mohawk qui signifie « là où les eaux sont debout dans l’eau », en référence aux pieux de bois dont se servaient les Anichinabés, les Haudenosaunees et les Hurons-Wendats comme barrages pour pêcher dans les tronçons étroits des réseaux hydrographiques (Thunderbird, 2009).

 

Biographie

Alejandro Mayoral-Baños est un intellectuel et un militant qui travaille auprès d’organismes canadiens et mexicains déployant des projets participatifs et communautaires créés par les peuples autochtones et qui leur sont destinés. Il a fondé l’Initiative de l’amitié autochtone au Canada et Magtayanf, au Mexique. En tant que doctorant au sein du programme conjoint de Communication et Culture de l’Université York et de l’Université Ryerson, à Toronto, il mène des recherches sur l’informatique de la décolonisation à l’intersection de divers domaines d’études tels que les sciences humaines numériques, les médias autochtones, le génie informatique autochtonisé, la souveraineté des données autochtones et les infrastructures décolonisées.

 

Références

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