Rédigé par :
Pauline Rudaz
Étudiante, Université de Montréal
Le numérique vient redéfinir nos rapports au temps, notre conception du temps et le sens et la valeur que nous lui accordons. Les dispositifs et les plateformes numériques permettent des communications instantanées et participent à propager des normes et des attentes d’efficacité, des impératifs de flexibilité et de performance, ce qui peut bouleverser nos rapports aux autres et nos comportements sociaux (Chardel et Dartiguepeyrou, 2019). Par exemple, les messageries instantanées, en indiquant lorsqu’une personne a lu un message, participent à véhiculer de manière insidieuse qu’il est impératif de répondre rapidement. Selon Ardèvol-Abreu et al. (2022), l’usage des messageries instantanées peut créer du « technostress ». Les conversations peuvent avoir lieu n’importe quand et n’importe où, et ont donc « le potentiel d’infiltrer chaque moment de la vie des utilisateurs, les poussant à un multitâche permanent et réduisant leurs ressources attentionnelles et cognitives à d’autres tâches » (Reinecke et al., 2017 dans Ardèvol-Abreu et al., 2022). Ces mécanismes qui nous incitent à employer en tout temps nos plateformes numériques sont poussés par le modèle économique de ces dispositifs. En effet, les services numériques, pour la plupart, s’insèrent dans ce qu’on appelle une économie de l’attention (Kessous et al., 2010), et le temps des usager·ère·s leur est précieux.
L’économie de l’attention
Avec l’émergence du Web et la possibilité d’accès à l’information et aux services qu’Internet permet, le coût d’accès à ces éléments est devenu minime et il est possible de se les procurer aisément. Ainsi, la rareté et donc le profit économique n’est plus à chercher du côté de l’accès, mais du côté de l’attention nécessaire pour traiter les informations et l’utilité des services. Les plateformes organisent leur contenu et leur information de manière à capter l’attention des usager·ère·s, afin de la monétiser. Ce temps d’attention accordée à une plateforme numérique et au contenu qu’elle propose laisse des traces et informe sur les intérêts des usager·ère·s, des éléments qui sont ensuite agrégés pour créer un profil type de consommateur·ice et qui sont revendus à des annonceur·euse·s. L’économie des plateformes repose donc sur un échange implicite entre un service gratuit et personnalisé et des dépôts d’attention (Kessous, 2011). Ainsi, les plateformes développent des techniques pour que quiconque souhaite passer le plus de temps possible sur elles (Kessous et al., 2010).
Dans ce contexte, comment réapprendre à gérer son temps, quand ces dispositifs de plus en plus inévitables et omniprésents nous poussent à aller plus vite, à produire plus, ainsi qu’à rester connecter en permanence ? Un droit à la déconnexion semble important pour limiter et contrer les dynamiques de l’économie de l’attention.
Le projet de loi sur la déconnexion au Canada
En effet, à l’ère du télétravail, les frontières des temps de travail se sont brouillées. Les employé·e·s, pour répondre à des attentes de réactivité instantanée et de performance, répondent à des courriels, à des appels ou travaillent en dehors de leurs heures de travail officielles (Jauréguiberry, 2019). Ceci peut amener à des états de stress, de dépression ou d’anxiété, de surcharge cognitive et émotionnelle nommée hyperconnectivité (Emploi et Développement social Canada, s.d.). Pour tenter de réguler ce phénomène, certains pays ont instauré un droit à la déconnexion. Le droit à la déconnexion est l’idée que les employé·e·s puissent se déconnecter de leurs outils de travail numériques en dehors de leurs heures de travail (Jauréguiberry, 2019). Pionnière, la France a inscrit ce droit en 2017 dans la loi Travail, à l’article L 2242-17 (Code du travail, 2021). Il est mentionné que c’est aux entreprises de définir les modalités du droit à la déconnexion, à travers la rédaction d’une Charte. Le Canada travaille activement sur cette question et sur un projet de politique éponyme. Le gouvernement canadien a mis en place depuis octobre 2020 un Comité consultatif sur le droit à la déconnexion. Le projet vise à réguler les moments de disponibilité pour le travail des employés. En Ontario, il est obligatoire depuis le 1er janvier 2022 que les entreprises de plus de 25 employés se dotent d’une politique de déconnexion (Ministère du Travail, de l’Immigration, de la Formation et du Développement des compétences de l’Ontario, 2022). Un projet de loi sur le droit à la déconnexion a aussi été proposé à l’Assemblée nationale du Québec en 2021 (Loi sur le droit à la déconnexion, 2021).
Bien qu’un droit pour cristalliser la déconnexion dans les mœurs semble nécessaire, il est possible d’user de quelques techniques au quotidien pour se dégager de l’impératif sociétal de connexion et d’accessibilité. Ceci permet également de limiter les effets négatifs et la banalisation de la surconnectivité.
Les bienfaits de la pleine conscience et des petites déconnexions quotidiennes
Pour faire face aux stimulations constantes liées à l’économie de l’attention et aux sollicitations des écrans, de récentes recherches avancent les bienfaits de la pleine conscience (mindfulness) ainsi que de la méditation, et promeuvent de s’accorder des moments de déconnexion au quotidien. Magee (2021) avance que les pratiques de pleine conscience peuvent être une stratégie efficace pour renforcer les réseaux d’attention et « modifier physiquement les zones du cerveau responsables de l’attention ». La pleine conscience est le fait de porter son attention sur le moment présent, de manière ouverte et sans jugements (Jon Kabat-Zinn, 2005, cité dans Magee, 2021). Selon Magee (2021), la pratiquer permettrait de renforcer la capacité d’avoir une attention soutenue, mais aussi à réagir de manière plus flexible et moins automatique à son environnement. De leur côté, Morris et Cravens Pickens (2017) ont étudié les impacts de la déconnexion sur les individus et leur bien-être. Les bénéfices rapportés incluent un impact sur la santé physique, le bien-être psychologique et des améliorations dans les relations interpersonnelles (Morris et Cravens Pickens, 2017). Le fait de se déconnecter de manière temporaire dans la journée permettrait de réduire les résultats négatifs sur la santé mentale comme l’anxiété (Cheever et al., 2014). Notamment, car cela permet de se distancer de ces dispositifs et de se rendre compte de leurs effets potentiels sur les états de stress. Pour se faire, il est important de s’accorder des moments sans écran et de privilégier les contacts en présentiel.
Ainsi, il est possible d’user de certaines techniques dans le but d’avoir une relation plus saine avec le numérique. Cependant, il reste urgent de consacrer cette notion de déconnexion au Québec et au Canada, dans le domaine du travail mais également, potentiellement, de manière plus large. Une telle loi permet de donner une assise dans la société à l’acceptation et la tolérance à la déconnexion, une reconnaissance de l’importance de la santé mentale, et de l’indulgence dans les relations interpersonnelles. Un droit à la déconnexion est nécessaire, pour réconcilier notre rapport au temps, et ne pas aliéner les lois propres au monde organique qui nous entoure et dont nous faisons partie.
Références :
Ardèvol-Abreu, A., Delponti, P., Bonache, H., & Rodríguez-Wangüemert, C. (2022). Mobile instant messaging uses and technostress: a qualitative approach. International Journal of Human–Computer Interaction, 1-13.
Chardel, P. et Dartiguepeyrou, C. (2018). Être, temps et différences : pour une approche différencialiste du temps à l’ère numérique. Dans : Nicole Aubert éd., @ la recherche du temps: Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations (pp. 95-110). Toulouse: Érès. https://doi.org/10.3917/eres.auber.2018.01.0095″
Cheever, N. A., Rosen, L. D., Carrier, L. M., & Chavez, A. (2014). Out of sight is not out of mind: The impact of restricting wireless mobile device use on anxiety levels among low, moderate, and high users. Computers in Human Behavior, 37, 290–297. https://doi.org/10.1016/j.chb.2014.05.002
Code du travail. Légifrance.(2021, 2 août). https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072050/LEGISCTA000035611815/#LEGISCTA000043893955
Emploi et Développement social Canada. (s.d.). Document d’information : Le « droit à la déconnexion ». https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/ministere/portefeuille/travail/programmes/normes-travail/consultation-droit-a-la-deconnexion-et-travail-demande/document-information-droit-a-la-deconnexion.html
Jauréguiberry, F. (2019). Désir et pratiques de déconnexion. Hermes, La Revue, (2), 98-103.
Kessous, E. (2011). L’économie de l’attention et le marketing des traces. Dans Actes du colloque «Web social, communautés virtuelles et consommation», 79e congrès international ACFAS, Chaire de relations publiques et communication marketing–UQAM, Université de Sherbrooke.
Kessous, E., Mellet, K., et Zouinar, M. (2010). L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur. Sociologie du travail, 52(3), 359-373.
Loi sur le droit à la déconnexion (projet de loi n°799). (2021, 10 décembre). Assemblée nationale du Québec. http://m.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-799-42-2.html
Magee, A. (2021). Mindfulness as a Personal Strategy to Combat the Negative Effects of the Attention Economy. Mindfulness Studies Theses. 45. https://digitalcommons.lesley.edu/mindfulness_theses/45
Ministère du Travail, de l’Immigration, de la Formation et du Développement des compétences de l’Ontario. (2022, 18 février). Politique écrite sur la déconnexion du travail. https://www.ontario.ca/fr/document/votre-guide-de-la-loi-sur-les-normes-demploi-0/politique-ecrite-deconnexion-travail
Morris, N., et Cravens Pickens, J. D. (2017). “I’m Not a Gadget”: A Grounded Theory on Unplugging. The American Journal of Family Therapy, 45(5), 264-282.
Reinecke, L., Klimmt, C., Meier, A., Reich, S., Hefner, D., Knop-Huelss, K., Rieger, D. et Vorderer, P. (2018). Permanently online and permanently connected: Development and validation of the Online Vigilance Scale. PloS one, 13(10).