Rédigé par:
Pauline Rudaz
Étudiante, Université de Montréal
Ces réflexions sont basées sur les recherches effectuées dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, pour lequel j’ai réalisé des entrevues avec des usagères d’application de suivi menstruel. Cependant, cet article n’est pas lié directement aux entrevues, mais plutôt aux préoccupations soulevées lors de la recherche.
Des données numériques susceptibles d’être mobilisées en justice
Le 24 juin 2022, la Cour Suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe v. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement depuis 1973 (Plantive, 2022). Les États peuvent désormais décider d’interdire ou de restreindre le droit à l’avortement. Plusieurs États ont déjà décidé de rendre l’avortement illégal (Plantive, 2022). Des experts ont soulevé des préoccupations concernant les applications de suivi menstruel, car elles pourraient être utilisées à des fins de preuves d’une grossesse commencée puis terminée, ou d’une volonté d’interruption de grossesse (Fowler et Hunter, 2022 ; Torchinsky, 2022).
En effet, ces applications permettent d’observer et d’analyser les cycles menstruels ainsi qu’une variété de facteurs reliés. Populaires et pratiques, elles sont utilisées par près de 100 millions de personnes dans le monde (Lesnes, 2022). Cependant, les données partagées sont souvent très intimes, telles que la durée du cycle, le flux et les rapports sexuels. Ces données renseignent sur le genre, la capacité reproductive, une grossesse potentielle, ainsi que la situation hormonale des usager·ère·s. Préserver la confidentialité de ces données est essentiel, mais de nombreuses entreprises qui développent ces applications les partagent avec des tiers. Elles peuvent dès lors être vendues et utilisées dans un marché plus large géré par des courtiers en données (data brokers), et potentiellement récupérées pour des procès en justice. Un article du Washington Post soulevait par exemple que ces données pourraient être utilisées « pour les assignations à comparaître ou les ordonnances judiciaires » (Fowler et Hunter, 2022). Plusieurs expert·e·s conseillent donc désormais aux usager·ère·s américain·e·s de supprimer leurs applications de suivi menstruel de leurs appareils (Lesnes, 2022), selon la situation et l’État dans lequel iels vivent. Au-delà des applications de suivi menstruel, le service de géolocalisation et l’usage de moteurs de recherche pourraient représenter des risques pour les personnes qui souhaiteraient avorter, dans le cas par exemple où une recherche aurait été faite concernant une clinique d’avortement, des informations sur une interruption de grossesse ou l’aide d’une association « pro-choix » (Lesnes, 2022). L’organisme Digital Defense Fund, qui soutient l’accès à l’avortement, propose un guide de conseils liés au numérique pour garder une démarche d’avortement sécure et privée (https://digitaldefensefund.org/ddf-guides/abortion-privacy). L’image ci-dessous retrace les grandes lignes des alternatives possibles pour garder ses données privées lors de l’usage de différentes applications sur un téléphone portable.
Source: Digital Defense Fund, https://digitaldefensefund.org/ddf-guides/abortion-privacy/#history
Les risques de la surveillance
Bien que le droit à l’avortement soit bien ancré au Canada, le cas des États-Unis peut soulever des préoccupations quant aux données personnelles concernant les menstruations. La sécurité des données partagées avec certaines applications de suivi menstruel n’est pas forcément garantie si celles-ci sont situées sur des serveurs en dehors du Canada, car elles peuvent être partagées avec diverses entreprises en tenant leur consentement pour acquis (Jamison, 2019). La plupart des applications de suivi menstruel s’insèrent dans ce que la sociologue américaine Shoshana Zuboff (2022) appelle le capitalisme de surveillance. Elles prennent part à une logique de production de valeur à travers l’exploitation de données tirées de l’expérience humaine à des fins d’études et de suivi des comportements pour la monétiser à travers la publicité ciblée. Ainsi, ces applications soutiennent la surveillance des comportements humains à des fins économiques. Les données sur les motifs hormonaux et la fertilité sont très utiles pour les annonceurs, car les comportements d’achats des personnes enceintes, par exemple, sont susceptibles d’être modifiés (Bhimani, 2020). La venue d’un enfant entraîne tout un marché potentiel pour des ressources nécessaires pour les parents. Ces données peuvent donc être très lucratives pour cibler des offres publicitaires.
Or, ces données peuvent être interceptées et identifiées, et donc renseigner différentes entreprises et institutions sur le statut reproducteur d’une personne. Ces données liées à la santé menstruelle et reproductive pourraient potentiellement porter préjudice aux personnes menstruées si elles étaient utilisées à mauvais escient. Outre la question de l’avortement, il pourrait y avoir des discriminations sur le marché du travail ou celui de l’assurance (Jacobson, 2019). Selon un rapport datant de 2017 réalisé par l’Electronic Frontier Fondation (EFF) plusieurs applications de suivi de grossesses envoyaient des informations d’identification à des tiers qui pouvaient alors identifier le téléphone des personnes et suivre les applications qu’elles utilisent (Jacobson, 2019). Les applications peuvent donc donner des indications concernant l’intention éminente de tomber enceinte de certaines personnes menstruées, et donc potentiellement entraîner de la discrimination liée à un emploi.
Protéger ses données
Cependant, l’usage des données partagées dépend des applications de suivi menstruel. Les documents juridiques techniques tels que les conditions d’utilisation et la politique de vie privée de la plupart des applications de suivi menstruel sont complexes et longs, et ils mobilisent des termes plutôt flous (Shipp et Blasco, 2020), mais d’autres sources existent. Pour se renseigner sur l’usage qui est fait des données personnelles par les applications, il est possible de consulter leurs sites internet, les articles de presse ainsi que le rapport de Privacy International concernant ces applications (Privacy International, 2019).
Si les usager·ère·s souhaitent contourner la surveillance de leurs données exercée par les applications de suivi menstruel, il existe des plateformes plus respectueuses de la vie privée. En général, les applications payantes sont moins à risques, car elles ont moins besoin de partager leurs données pour leur modèle économique (Torchinsky, 2022). La plateforme Pow ! (https://www.usepow.app) en est un bon par exemple. Les applications dont les données sont stockées sur le téléphone de l’usager·ère et non pas les serveurs de l’application, comme Euki (https://eukiapp.com), sont aussi plus sécuritaires car les données sont possédées par l’usager·ère et non pas par les entreprises gérant l’application. Finalement, les applications en logiciel libre ou open source, et à but non lucratif, telles que drip (https://bloodyhealth.gitlab.io) sont également plus sécuritaires, car les données sont souvent stockées localement et elles ne sont pas partagées avec des tiers (Torchinsky, 2022). Les usager·ère·s peuvent également bien sûr opter pour des solutions low tech, en inscrivant leurs cycles et syndromes reliés dans un agenda, afin de garder leurs informations confidentielles. Pour de plus amples informations et lignes directives pour protéger les données personnelles sur Internet, il existe également un guide d’autodéfense face à la surveillance proposé par l’EFF (https://ssd.eff.org/fr).
Références
Bhimani, A. (2020). Period-tracking apps: how femtech creates value for users and platforms. LSE Business Review.
Corbin, B. A. (2020). Digital micro-aggressions and discrimination: Femtech and the “othering” of women. Nova Law Review, 44(3), 337-364.
Fowler, G.A. et Hunter, T. (2022, 4 mai). Your phone could reveal if you’ve had an abortion. The Washington Post. https://www.washingtonpost.com/technology/2022/05/04/abortion-digital-privacy/
Ibrahim, E. (2022, 11 mai). Une majorité de Canadiens appuie le droit à l’avortement, selon un sondage. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/societe/709746/une-majorite-de-canadiens-appuie-le-droit-a-l-avortement-selon-un-sondage
Jacobson, A. (2019). The risks of pregnancy-tracking apps. Risk Management, 66(7), 24-28.
Jamison, S. G. (2019). Creating a National Data Privacy Law for the United States. Cybaris Intell. Prop. L. Rev., 10, 1.
Lesnes, C. (2022, 14 mai). Aux Etats-Unis, suspicion sur les applis de suivi des règles. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/14/est-ce-que-mon-cycle-menstruel-est-espionne-les-americaines-s-inquietent_6126053_3210.html
Long, L. (2006, 6 février). Abortion in Canada. The Canadian Encyclopedia. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/abortion
Plantive, C. (2022, 24 juin). La Cour suprême invalide l’arrêt Roe v. Wade. La Presse. https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2022-06-24/droit-a-l-avortement/la-cour-supreme-invalide-l-arret-roe-v-wade.php
Privacy International (2019, 9 septembre). No Body’s Business But Mine: How Menstruation Apps Are Sharing Your Data. https://privacyinternational.org/long-read/3196/no-bodys-business-mine-how-menstruations-apps-are-sharing-your-data
Radio-Canada (2022, 4 mai). Justin Trudeau envisage de renforcer le cadre légal du droit à l’avortement. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1880984/avortement-canada-legislation-gouvernement-liberal
Shipp, L., & Blasco, J. (2020). How private is your period?: A systematic analysis of menstrual app privacy policies. Proc. Priv. Enhancing Technol., 2020(4), 491-510.
Torchinsky, R. (2022, 10 mai). How period tracking apps and data privacy fit into a post-Roe v. Wade climate. NPR. https://www.npr.org/2022/05/10/1097482967/roe-v-wade-supreme-court-abortion-period-apps
Zuboff, S. (2022). L’âge du capitalisme de surveillance. Zulma.