Dans le cadre du projet Cartographie des droits numériques francophones financé par le pôle Inven_T de l’Université de Montréal, nous organisons 4 ateliers pour explorer les droits numériques francophones comme fondement de notre cartographie. Le premier atelier, intitulé « Droits numériques francophones : acteurs et enjeux », nous a permis de contextualiser l’émergence de la question des droits numériques en milieu francophone, et à recenser les acteur·ice·s, les enjeux ainsi que les initiatives liées au développement et au maintien de ces droits numériques. Pour ce faire, nous avons eu le plaisir d’accueillir Ndiaga Gueye , président de l’association ASUTIC au Sénégal, ainsi que Myriam Merlant et Mathieu Wostyn, qui travaillent tous deux pour l’organisme ritimo en France (malheureusement, Benjamin Cadon, coordinateur de la LaboMedia en France, n’a pas pu se joindre à nous). Nos invité·e·s ont décrit les enjeux spécifiques à leurs contextes d’action lors de présentation d’environ 20 minutes.
Tout d’abord, Ndiaga Gueye note que la définition des droits numériques se limite souvent à l’idée de droits liés à Internet. Il propose une définition plus large, qui sont les droits humains à l’ère numérique, tels que :
- Les droits d’accès à Internet
- Le droit à la liberté d’expression,
- Le droit d’accès à l’information
- Le droit à la protection des données
- Le droit à la vie privée.
Concernant les enjeux relatifs aux droits numériques en Afrique de l’Ouest, Ndiaga Gueye a mentionné plusieurs éléments. Selon lui, il n’y a pas assez d’engagements des gouvernements africains. Pourtant, la loi africaine sur la protection des données est très similaire à celle européenne, mais il manque des dispositions qui obligent la transparence et la redevabilité des gouvernements et des entreprises privées concernant les droits numériques. Aussi, il n’y a que quelques pays qui ont signé la charte pour la protection des données, et celle-ci n’est pas forcément mise en application concrètement. Il donne pour exemple le cas du Sénégal, où les permis de conduire sont biométriques et liés avec des données de santé. Ces données ne sont pas hébergées au Sénégal et elles sont gérées par diverses compagnies privées, ce qui peut s’avérer très problématique concernant les enjeux de droit à la vie privée.
Selon Ndiaga Gueye, peu d’universitaires abordent la question du respect et de la mise en place des droits numériques en Afrique, et encore moins au niveau de la francophone. Puisqu’il y a peu de recherches, il manque de preuves pour démontrer les enjeux auxquels les pays africains font face et ce qui pourrait être amélioré. Les organismes africains ont besoin d’appui pour avoir des données empiriques qui permettraient d’appuyer leurs plaidoyers et le besoin de protéger les droits numériques en Afrique. Enfin, selon Ndiaga Gueye, il y a peu de collaborations francophones concernant les droits numériques : les chercheurs, les organismes et les donateurs liés à ces questions sont surtout anglophones.
Selon Ndiaga Gueye, plusieurs approches sont à développer pour améliorer cette situation :
– Il pourrait être intéressant d’impulser la recherche universitaire sur le sujet des droits numériques en Afrique, pour avoir des données démontrant les enjeux auxquels fait face la société civile africaine (comme « preuve »)
– Il faudrait inciter la création de réseaux et de coalitions, notamment dans la francophonie, pour tisser liens avec des organisations et créer des partenariats.
– Il serait implorant de renforcer avec les capacités de la société civile et des médias et de s’inscrire dans une perspective africaine.
De leur côté, Myriam Merlant et Mathieu Wostyn de ritimo ont tout d’abord explicité le travail de leur organisme qui promeut la solidarité internationale, mais aussi les initiatives solidaires en France. Au niveau des enjeux reliés au numérique, ritimo donne des formations pour utiliser des outils et des programmes libres, pour pallier l’usage des GAFAM, notamment à des activistes de divers domaines.
Pour situer à la fois l’action de ritimo et l’évolution de la question des droits numériques, les intervenant.es sont revenus sur certains moments de l’histoire d’Internet. En France, à la fin des année 1990, Internet était considéré comme un espace d’émancipation, donc un moyen d’être un soutien aux mouvements sociaux. Cette vision est issue du mouvement libriste centré autour de la question du logiciel libre (GNU, 2022) . Dans les années 90, beaucoup d’activistes des mouvements de justice sociale défendaient cette vision libriste. La vision d’Internet comme espace libre, égalitaire et sans limites était très fortement liée à des idées progressistes, sociales et alternatives. Cependant, Mathieu Wostyn et Myriam Merlant explicitent que par la suite, une distance s’est installée entre le mouvement libriste et les militants de la société civile, en raison notamment d’une différence au niveau de l’usage qui semblait devenir trop technique d’Internet. Au tournant des années 2000, les militants des mouvements de justice sociale se distancent de l’idée qu’il est important de développer et d’utiliser des outils numériques libres. La société civile avançait alors que ce n’était pas à elle de s’approprier la technologie. Cela a participé à scinder en deux les espaces de lutte, d’un côté les activistes du numérique et de l’autre, les militants engagés dans la rue. Ces mouvements se sont éloignés, y compris avec avènements des grandes plateformes… Il est certain que sur Facebook, il est plus facile de faire de la planification, d’avoir de la visibilité et de rassembler plusieurs causes sous le même chapeau. Donc, les militant.es et activistes y ont recours, au détriment des outils libres qui possèdent toujours leurs défendeurs, mais de manière plus nichée.
Il y a également eu des critiques visant le mouvement libriste : en effet, les outils libres possèdent aussi certains enjeux et ont leur revers de la médaille. Si la gauche progressiste s’en est distancée, c’est notamment parce que l’accès y est plus limité. Par des difficultés d’usage, le logiciel peut être libre mais son utilisation peut être oppressive… On observe donc une contradiction. De plus, les acteurs du libre, et les communs numériques sont des espaces massivement occupés par des hommes blancs et éduqués, donc très peu inclusifs et représentatifs de la société.
Selon Mathieu Wostyn, en ce moment, il y aurait une prise de conscience de l’impact social et politique du numérique et environnemental de manière général. Plusieurs groupes militants mettent de l’avant qu’il est important de pouvoir contourner et parer aux géants du net « mainstream » qui ont un pouvoir évident sur le monde. Ainsi, ritimo se veut donc jouer un rôle de médiateur entre le milieu libriste et le milieu associatif, pour permettre aux deux de connecter et de s’apporter des connaissances.
Au niveau des initiatives qui proposent des formes de résistances et qui peuvent aider pour promouvoir l’usage du libre, Mathieu Wostyn et Myriam Merlant citent plusieurs exemples. Il y a tout d’abord Framasoft, qui proposent des services en code source libre. Puis, La Quadrature du net, un organisme français, propose une documentation de l’usage de l’informatique pour ficher les activistes dans son dossier « Technopolis ». Enfin, citons aussi les CHATONS (https://www.chatons.org/node/1), un collectif qui propose, tel qu’indiqué sur son site, « des services en lignes libres, éthiques et décentralisés afin de permettre aux utilisateur·ices de trouver rapidement des alternatives respectueuses de leurs données et de leur vie privée aux services proposés par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ». Il y a la possibilité de créer des Chatons un peu partout dans le monde, mais cela doit se faire de manière assez autonome, avec des alliés. Ceci peut donc représenter une force associative et des ressources pour les collectifs qui souhaitent héberger les données d’autrui, en respectant la vie prive et la sécurité des militant.es, tels que les organismes qui luttent pour l’environnement ou les droits politiques.
Pour en revenir aux activités de ritimo dans le cadre des droits numériques, les deux intervenant.e.s de ritimo citent par exemple un partenariat en 2021 avec « Tournons la page », un mouvement constitué par plus de 250 organisations civiles en Afrique soutenues par des organisations européennes, et qui vise à soutenir le respect des droits fondamentaux en Afrique. Au sein, de ce partenariat, ritimo a participé à la publication de fiches sur la sécurité numérique dans 10 pays africains liées aux droits numériques, concernant la désinformation, les coupures d’internet, etc. (https://www.ritimo.org/Etat-des-lieux-du-contexte-numerique-pour-les-defenseurs-des-droits-humains). En termes d’outils, ritimo développe notamment sur Framasoft une cartographie qui vise à un partage d’informations pour savoir comment protéger mieux les droits numériques, cartographie qui pourrait venir s’insérer dans le projet global soutenu par les ateliers : créer une cartographie de tous les acteur·ices, enjeux et initiatives sur les droits et résistances numériques francophones.
Ainsi, cet atelier a permis à la fois de circonscrire et de contextualiser la question des droits numériques dans des lieux différents de la francophonie. Il a permis également de souligner l’importance de créer des espaces pour réfléchir ensemble à ces questions et pour développer des partenariats. En effet, il manque encore des liens en contexte francophone pour faire profiter des outils et des initiatives qui sont développés pour soutenir les droits numériques dans certains endroits. Il manque également une banque de données qui recensent ces ressources et outils, d’où la pertinence de réaliser une cartographie.
Autres références :
GNU. (2022, 27 juin). Qu’est-ce que le logiciel libre ? https://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html#TransNote2