En novembre dernier, l’organisme 7amleh publiait un rapport sur les droits numériques palestiniens dont nous vous présentions les grandes lignes dans un billet de blogue. Le présent article vise à analyser plus en profondeur un des aspects soulevés précédemment, à savoir la censure des voix palestiniennes.
En nous basant sur plusieurs sources provenant d’organisations de défense des droits numériques et humains à l’instar de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), de 7amleh ou de Humans Rights Watch, nous démontrerons à travers des cas documentés la manière dont les activistes palestiniens sont censurés. En premier lieu, nous verrons quelle forme prend cette censure sur les médias sociaux. En second lieu, nous nous interrogerons sur la part de responsabilité des plateformes numériques. Enfin, nous aborderons la question de la censure et de la répression des activistes palestiniens, par le gouvernement israélien.
Des cas de censure des voix palestiniennes sur les médias sociaux :
L’entreprise Meta est accusée d’avoir joué un rôle dans l’invisibilisation des contenus pro-Palestine sur Instagram et Facebook notamment en supprimant ou en restreignant des publications et en bannissant des utilisateurs, dont des journalistes, et des militants. Plusieurs pages de médias arabes qui constituent d’importantes sources d’information ont également été bannies, parfois de manière irréversible (Gullo et York, 2023).
Par ailleurs, de nombreux utilisateurs d’Instagram ont constaté que les profils et les commentaires contenant des emojis du drapeau palestinien sont fréquemment sujets au shadowbanning, ce qui réduit considérablement leur portée (Biddle, 2023). De simples expressions religieuses en arabe comme « al hamdulilah » (« dieu merci »), utilisées par certains individus sont parfois injustement détectés et signalés comme étant de l’incitation à la haine (Gullo et York, 2023)
L’EFF estime que près de 90% du contenu pro-Palestinien a été supprimé par Meta, à la suite de demandes du gouvernement israélien (York, 2023). Ces cas avérés n’ont rien d’’inédit, puisque les militants palestiniens avaient déjà fait face à la censure sur les médias sociaux lors de la crise israélo-palestinienne de 2021 (Humans Rights Watch, 2021). Israël avait alors directement collaboré avec Facebook pour faire supprimer des contenus dénonçant les violations des droits humains durant les manifestations (Gullo et York, 2023). L’exemple du journaliste arabe Tamer Almisshal du media Al Jazeera qui a été banni de Facebook au lendemain de la publication du reportage The Locked Space qui abordait la censure des contenus palestiniens par Meta est particulièrement frappant. Dans ce documentaire, Eric Barbing, ancien directeur de l’Israeli Cyber Unit, mettait de l’avant le rôle de l’organisation dans la traque et la censure des contenus palestiniens, et l’étroite collaboration de l’agence avec Facebook (Al Jazeera, 2023 ; 7amleh, 2024, p.15). Selon ce dernier, l’entreprise se conforme généralement aux exigences des autorités israéliennes. Plusieurs experts en droits numériques s’accordent à dire qu’il existe effectivement une disparité dans le traitement des contenus palestiniens (Al Jazeera, 2023).
Pour éviter la censure, certains utilisateurs mettent désormais en place des techniques de contournement. Par exemple, en utilisant des caractères et des chiffres pour écrire Palestine : « P@L3ST!N3 », ou encore en remplaçant le drapeau par l’emoji melon d’eau, symbole de longue date de la résistance palestinienne (Hassan et Berger, 2023).
Censure ou modération automatique défaillante ?
La modération sur les médias sociaux reste un défi compte tenu du volume des publications qui rendent le filtrage manuel difficile, voire impossible, d’où l’utilisation d’une modération automatisée par Meta. Or, celle-ci présente de nombreuses failles qui ont récemment été reconnues par l’entreprise qui a évoqué l’existence de bogues informatiques. Des bogues qui ne concernent, à priori, pas uniquement la modération, mais également la traduction. En effet, en octobre dernier les traductions automatiques proposées par Instagram laissaient paraître le terme « terroriste » sur certaines biographies de profils d’utilisateurs palestiniens (Cole, 2023; Crace, 2023).
Source: Cole, 2023 – 404 Media
Il parait tout de même difficile d’affirmer que les nombreux cas de censures et de traitements différenciés résultent systématiquement de problèmes d’ordre techniques comme l’avance Meta. Les interrogations des activistes semblent plus que légitimes : ces problématiques sont-elles la résultante d’un choix politique délibéré, mais non assumé, ou d’un mélange entre difficultés technico-organisationnelles et position politico-éditoriale ? La réponse à cette question n’est pas sans équivoque et reste en suspens.
Dans le cas où la censure découle effectivement d’un problème technique, l’entreprise n’est pour autant pas exempte de reproche. Comme le rappellent plusieurs organismes de défense des droits numériques à l’instar de Humans Rights Watch ou de l’EFF, il est de la responsabilité des plateformes de faire preuve de transparence et de prendre les mesures nécessaires pour éviter une modération abusive qui a des impacts conséquents sur la liberté d’expression. Cela est d’autant plus important au vu de l’existence d’un historique de discrimination (intentionnel ou non) à l’égard de certains groupes spécifiques, dont le peuple palestinien (York, 2023).
Si Meta a fait des progrès sur certains points en ajustant ses traductions par exemple, la modération abusive des contenus pro-Palestine reste présente. Par ailleurs, l’entreprise n’a pas encore révélé de manière transparente ses liens avec certaines agences de renseignements israéliennes et les conséquences que cela induit sur ses politiques (7amleh, 2024).
Droits numériques en Palestine et dans la bande de Gaza:
Dès la recrudescence du conflit en octobre dernier, la population à Gaza a été affectée à maintes reprises par des coupures de téléphone et d’internet comme durant la journée du 27 octobre où l’interruption a duré près de 34 heures consécutives. L’armée israélienne a bombardé plusieurs infrastructures de communications, isolant de ce fait les Palestiniens du reste du monde et empêchant les citoyens de documenter les atrocités commises sur les civils (Humans Rights Watch, 2023; 7amleh, 2024).
Le gouvernement israélien dispose d’un important dispositif de surveillance avec des technologies telles que la reconnaissance faciale, utilisées à des fins de répression. Depuis octobre on assiste à une augmentation du nombre d’arrestations de citoyens palestiniens qu’il s’agisse de militants, de journalistes ou d’influenceurs pour des opinions qu’ils émettent sur Facebook, Instagram, X, etc. (Gullo et York, 2023). À titre d’exemple, des étudiants palestiniens et arabes ont été expulsés de leurs universités en Israël après avoir exprimé leur solidarité avec la Palestine sur les réseaux sociaux (Da Silva, 2023; 7amleh, 2024). Un article du journal The Guardian, rapporte qu’un jeune homme palestinien a été arrêté et détenu pendant cinq jours pour avoir posté l’image d’un enfant gazaoui suivi de la description : « mon cœur est avec vous » (2023). Le gouvernement israélien justifie ces mesures allant à l’encontre de la liberté d’expression par sa politique antiterroriste particulièrement ambiguë dans la mesure où elle laisse place à des interprétations subjectives de ce qui constitue ou non un discours de haine, menant de ce fait à des cas de détention arbitraire tels que celui évoqué ci-dessus (Da Silva, 2023; 7amleh, 2024).
Ce conflit met en exergue le rôle des plateformes numériques en tant qu’acteurs majeurs dans la transmission de l’information, d’où la nécessité d’une collaboration étroite des entreprises propriétaires de médias sociaux avec des organismes de défenses des droits numériques comme l’EFF afin de mieux identifier et régler les différentes problématiques. Dans cette optique, des entreprises à l’instar de Meta doivent continuellement mettre en place des mesures pour s’assurer de la pertinence de leur modération, pour éviter les dérives d’incitation à la haine, du cyberharcèlement et de la désinformation tout en préservant le droit à la liberté d’expression.
Par : Aouam Adel, étudiant à la maîtrise
Sources:
Alsadeh, A. (2023, 6 novembre). Palestinian ICT Infrastructure and Its Impact on Human and Digital Rights. IETF 118 Meeting. https://datatracker.ietf.org/meeting/118/materials/slides-118-hrpc-palestinian-ict-infrastructure-and-its-impact-on-human-and-digital-rights-updated-00.pdf
BSR (2021). Human Rights Due Diligence of Meta’s Impacts in Israel and Palestine in May 2021. BSR. https://www.bsr.org/reports/BSR_Meta_Human_Rights_Israel_Palestine_English.pdf
Biddle, S. (2023, 28 octobre). Instagram hid a comment. It was just three palestinian flag emojis. The Intercept. https://theintercept.com/2023/10/28/instagram-palestinian-flag-emoji/
Crace, J. (2023, 20 octobre). Instagram apologises for adding ‘terrorist’ to some Palestinian user profiles. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2023/oct/20/instagram-palestinian-user-profile-bios-terrorist-added-translation-meta-apology
Cole, S. (2023, 19 octobre). Instagram ‘Sincerely Apologizes’ For Inserting ‘Terrorist’ Into Palestinian Bio. 404 Media. https://www.404media.co/instagram-palestinian-arabic-bio-translation/
Da Silva, C. (2023, 19 octobre). Death threats, doxxing and suspensions from school: Concerns grow over free speech in Israel. NBC News. https://www.nbcnews.com/news/world/israel-hamas-war-free-speech-crackdown-palestinians-students-rcna120985
Gullo, K et York, J. (2023, 8 novembre). Platforms Must Stop Unjustified Takedowns of Posts By and About Palestinians. EFF. https://www.eff.org/deeplinks/2023/11/platforms-must-stop-unjustified-takedowns-posts-and-about-palestinians
Hassan, J et Berger, M. (2023, 16 novembre). Why the watermelon is a symbol for the Palestinian cause. The Washington Post. https://www.washingtonpost.com/world/2023/11/16/watermelon-emoji-palestine-meaning-symbol/
Humans Rights Watch. (2021). Israel/Palestine: Facebook Censors Discussion of Rights Issues. Humans Rights Watch. https://www.hrw.org/news/2021/10/08/israel/palestine-facebook-censors-discussion-rights-issues
Humans Rights Watch. (2023, 15 novembre). Gaza: Communications Blackout Imminent Due to Fuel Shortage. Humans Rights Watch. https://www.hrw.org/news/2023/11/15/gaza-communications-blackout-imminent-due-fuel-shortage
Humans Rights Watch. (2023, 21 décembre). Meta’s Broken Promises Systemic Censorship of Palestine Content on Instagram and Facebook. Humans Rights Watch. https://www.hrw.org/report/2023/12/21/metas-broken-promises/systemic-censorship-palestine-content-instagram-and
Qadaan, M. (2024). #Hashtag Palestine 2023. 7amleh. https://7amleh.org/storage/Hashtag%20Palestine%202023/Hashtag%20Palestine%202023.pdf
The Guardian (2023, 20 octobre). https://www.theguardian.com/world/2023/oct/20/israeli-arabs-reprisals-online-solidarity-gaza
Gullo, K et York, J. (2023, 8 novembre). Platforms Must Stop Unjustified Takedowns of Posts By and About Palestinians. The Guardian. https://www.theguardian.com/world/2023/oct/20/israeli-arabs-reprisals-online-solidarity-gaza
York, J. (2023, 6 décembre). Digital Rights Groups Urge Meta to Stop Silencing Palestine. EFF.https://www.eff.org/fr/deeplinks/2023/12/digital-rights-groups-urge-meta-stop-silencing-palestine