Cette entrevue est la deuxième d’une série de portraits de militants et militantes qui tentent de faire advenir un internet plus sain, et un rapport aux technologies numériques plus intentionnel et critique. Nous voudrions rendre visibles certaines initiatives, certaines pratiques, et peut-être faciliter la résistance en montrant en quoi elle est possible. C’est peut-être ça, le militantisme; rendre saillantes les prises d’action, sculpter des affordances dans le monde. Nous rencontrons aujourd’hui Sarah Choukah, qui est professeure adjointe en Études des Cultures Numériques à l’Université de l’Ontario français. Avec le soutien d’Ada X, le “Centre d’artistes féministe bilingue engagé dans l’exploration, la création et la réflexion critique en arts médiatiques et en culture numérique” et certain.e.s de ses membres, elle contribue au projet Tech Tech Tech, un groupe de recherche d’alternatives féministes aux outils digitaux quotidiens.
Q: Peux-tu nous donner un petit historique du lancement de Tech Tech Tech ?
Le projet a germé il y a un peu plus de 2 ans, en 2019, quand j’étais encore dans le conseil d’administration d’Ada X. Dans le CA, on utilisait Google Drive pour gérer nos fichiers collectivement, et il y a eu un moment où j’ai eu des difficultés à gérer les permissions sur Google Drive. Ça a été un élément déclencheur pour commencer à parler de ma frustration avec notre usage d’outils opaques, alors que notre art et nos valeurs s’opposent à ce que représentent ce genre de technologies. Tech Tech Tech s’est donc articulé pour tenter de fournir aux artistes des outils technologiques alternatifs à ceux des GAFAMs (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ada X était un centre connu pour ses partys d’installation de Linux il y a plus de 10 ans, et ça me paraissait pertinent d’essayer de réactiver leur veine plus activiste par le projet. Avec le soutien de Julie Alary Lavallée, présidente du CA de l’époque, de Stéphanie Lagueux qui était coordinatrice à la médiation, aux archives et aux réseaux, Hannah Strauss, qui allait devenir coordonnatrice du projet et Liane Décary-Chen qui allait devenir ma co-chercheuse, on a fait une demande de subvention, pilotée par Stéphanie Lagueux, qui nous a permis de lancer le projet. C’est comme ça qu’on est arrivé.e.s à cette structure de collaboration assez différente de mes expériences précédentes en tant que chercheuse universitaire.
Q: Quelle est la structure de fonctionnement de votre groupe de recherche ?
Il y avait dès cette époque une commission existante à Ada X sur des façons de mener des recherches de manière plus collective. Liane et Hannah Strauss, qui est également co-chercheuse, ont proposé d’organiser l’effort de recherche autour de différentes problématiques, de “grappes” de collaborateur.ice.s avec les personnes qui avaient répondu à un appel à collaboration. On a d’abord essayé de comprendre le problème et de le situer un peu mieux, en organisant quelques ateliers avec des personnes qui s’interrogent sur ce genre de choses. L’un d’entre eux portait par exemple sur la question de pourquoi refuser l’usage des géants de la technologie. On voulait s’assurer que la démarche se fasse de façon décentralisée, en laissant aux chercheur.euse.s l’opportunité de s’approprier les directions adoptées. Ils, elles étaient payé.e.s, on s’assurait de respecter leur temps et leur attention, tout en assurant une communication transparente et structurée.
Quand j’ai commencé à travailler dans ce projet à l’époque, j’étais assez précaire et pas très optimiste sur mes chances de trouver un travail. Ça avait été vraiment thérapeutique et transformateur de faire l’expérience de la collaboration et de la recherche d’une manière complètement nouvelle.
Q:. En quoi est-ce que Tech Tech Tech diffère d’autres façons de faire de la recherche?
Hannah travaille beaucoup sur l’activisme anti-suprémaciste, et sur ce que ça veut dire de travailler dans une économie capitaliste blanche suprémaciste, comment ça se traduit dans les relations de travail. On avait tou.te.s cette conscience crue d’à quel point ces systèmes nous bouffent, à quel point cet espèce de culte de la réussite, du succès, de la méritocratie est inégalitaire. On avait fait attention dès le début à créer une atmosphère où, sans qu’il y ait de direction particulière, ce n’était pas les “résultats” qui comptaient. Il y avait par exemple des périodes de check-in, pour comprendre comment on se sentait dans nos vies respectives… Les résultats ont fini par être “l’être ensemble” que nous avons su créer. D’autres choses sont en chemin, comme la création de matériel, d’outils….
Q: À quoi pourraient ressembler des alternatives à Instagram ou aux autres plateformes dominantes ? Qu’est-ce que vous aimeriez développer?
On est en phase de test en ce moment, on regarde des plateformes et des outils alternatifs pour avoir une idée de ce qui se fait déjà, comme par exemple le réseau social Mastodon.
On est sensibles à la question de l’échelle, il y a vraiment un seuil après lequel ces systèmes-là deviennent trop gros, le genre d’échelle qui fait que 1000 ou 2000 serveurs de Google plantent par jour, que du contenu haineux ou de la désinformation est inévitable tant la quantité de contenu posté par jour est élevée. On s’intéresse à des alternatives comme Mastodon, et de façon générale à tous les logiciels libres pour essayer de créer des environnements numériques plus sains. Ce n’est pas une question de barrières, mais plutôt d’établir des haies naturelles qui permettent à un groupe d’être bien ensemble dans un certain espace numérique; mais on se confronte au besoin de certaines compétences pour pouvoir créer ce genre d’espace, qui n’est pas le même que pour les utiliser.
En tant qu’artistes, on est parfois dans des situations de précarité extraordinaire, et l’agnosticisme égalitariste des logiciels libres et l’écosystème culturel dans lequel ils se situent peut être difficile. Le monde libriste me plaisait beaucoup au début, mais j’ai eu une sorte de virement au fil des années. J’ai été confrontée à l’idée que lorsqu’on publie un système qui se veut universel, on ne sait jamais si on est en train de frôler un langage qui efface les différences, qui présente les technologies comme étant neutres. C’est un problème dans lequel je n’arrive pas entièrement à me placer, ou même à savoir articuler.
Q: Comment faire pour se battre contre la perception de la technologie comme quelque chose de froid, neutre et distant et inciter les usager.e.s à développer un rapport critique et intentionnel envers elle?
Dans mon enseignement comme dans les séances de tests que nous avons menées, j’ai constaté à quel point il y a des réticences à l’idée d’explorer des alternatives. C’est qu’elles demandent souvent du temps avant d’être réellement apprivoisées. Dans notre exploration, on a beaucoup fait l’expérience de ce que je qualifierais de friction. Ce qui m’amène aussi à noter que dans l’idée même de résistance (numérique) dont tu parles, on retrouve cette idée de friction. Quand je pense à l’électronique et à toutes ces petites résistances que j’utilise tout le temps, ces dispositifs qui limitent le passage du courant, il y a de la friction là-dedans.
C’est loin de l’expérience hédoniste que toutes ces compagnies de technologie nous vendent. Apple, c’est l’outil qui fonctionne bien dès la première fois, systématiquement – l’interface va même disparaître quand tu l’utilises. On s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas viser cette simplicité d’usage dans un contexte de résistance numérique. On réfléchissait à comment intégrer cette expérience de la résistance et de la friction comme faisant partie de nos outils quand on réfléchissait à leur conception.
Pour moi et d’autres personnes du groupe, ça a été une question de changer notre rapport à l’erreur. On tente d’accepter l’expérience de l’échec et ne pas en tirer la conclusion que les géants du Web nous poussent à avoir, celle qui veut que la faute soit en nous et en nos capacités, et pas dans le modèle dominant de la plupart des interfaces. On s’est tourné.e.s vers des expérimentations d’artistes qui valorisent des choses comme l’erreur, la déconnexion, la dysfonction… commencer à remettre en question son utilisation du Big Tech, ça en vient à questionner cette idéologie de productivité, cette sorte d’impératif d’ingénieur de vouloir s’assurer que tout fonctionne tout le temps.
Q: À quel point est-ce que la résistance numérique a besoin d’être absolue, avec l’entièreté de la planète qui dit non aux GAFAMs, ou est-ce qu’on peut se permettre d’avoir moins de personnes qui utilisent des alternatives, en perdant peut-être un peu d’impact et de capacité de changement?
On a appris en discutant avec le monde que certaines personnes ne peuvent absolument pas se permettre d’avoir des outils qu’ils n’arrivent pas à utiliser, et ne peuvent pas passer du temps à apprendre le fonctionnement de toutes les technologies alternatives, logiciels libres ou autre. Je crois que c’est important de ne pas trop se limiter. Par exemple, on continue à utiliser Google Drive dans certains cas, par souci d’accessibilité et de facilité d’usage pour la majorité. On ne s’est pas fixé de barrières; penser des alternatives aux géants, cela ne voulait pas dire de les barrer complètement de nos usages et vivre notre vie sans. On ne veut surtout pas, en trouvant des alternatives, imposer, contraindre encore, nous mettre à dos des gens qui n’ont pas le choix d’utiliser des technologies mainstream de par leur travail, parce qu’ils, elles ont signé des NDA, ont reçu un ordi en devant l’utiliser tel quel…
On est très proches de l’idée de Harm reduction. On est tout.te.s comme des addicts, dépendant.e.s de systèmes technologiques oppressifs, il n’y a aucune distance possible à faire entre notre corps organique et ces dispositifs qu’on utilise. Comment est-ce qu’on fait, quand on est contraint.e.s d’utiliser Google ou Microsoft, des choses qui ne soient pas uniquement individuellement, mais socialement engageantes ? Comment est-ce qu’on crée des outils qui nous font avancer vers quelque chose d’autre que ces catastrophes écologiques et autres, vers lesquelles les systèmes technologiques actuels nous font tendre ?
Q: Quelles sont les suites que tu envisages pour Tech Tech Tech ?
Une inquiétude récurrente pour moi est la crainte de la récupération de nos efforts et qu’ils se retrouvent pris de nouveau dans des schémas oppressifs. C’est une création d’un réseau qui est très organique, et qui se situe donc dans des environnements plus larges. L’effort ne sera pas terminé une fois que le projet sera terminé. Il va falloir regarder d’autres initiatives pour observer leur pérennité et leur continuité dans le temps.
Cette entrevue a été menée par Eva Giard, avec le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada. Un grand merci à Sarah Choukah, Tech Tech Tech et Ada-X.
Site web: Tech Tech Tech